Chronique | Aux architectes, devoir d’inventaire

«A bien des égards, le monde numérique fait figure de monde de l’ornement généralisé», estime Antoine Picon*, professeur à Harvard. «Présentée au départ comme synonyme d’une dangereuse dématérialisation, la diffusion des outils numériques a, en fait, contribué à remettre en jeu la question de la matérialité», dit-il. Rencontre en trois volets**.

article publié dans Le Courrier de l’Architecte (29-05-2013) : http://www.lecourrierdelarchitecte.com/article_4587

Claire Bailly et Jean Magerand : Comment évaluez-vous la période actuelle en tant qu’historien ?

Antoine Picon : Je dirais que nous sommes dans une période de révolution à la fois technologique, sociétale et architecturale comme nous en avons rarement connue. Pour trouver un équivalent, il faudrait remonter à la première révolution industrielle. C’est à cette époque que sont intervenus de très importants changements techniques : au début du XIXe siècle sont arrivés la machine à vapeur, l’industrie du fer moderne, le chemin de fer, un changement de rapport au temps, à l’espace, etc. La définition de l’architecture a, quant à elle, connu un renversement identique à celui opéré à la Renaissance lorsque la discipline est née sous sa forme moderne. Rares sont les époques mêlant révolution technologique et révolution des fondements de l’architecture.

Au moment des révolutions, les acteurs sont-ils conscients de ce qui leur arrive ?

Pour ma part, j’aurais tendance à penser qu’ils en sont bel et bien conscients. Par exemple, les contemporains de l’arrivée du chemin de fer se sont rendu compte qu’il s’agissait là d’une énorme révolution. Les acteurs sont plus lucides qu’on ne le croit. Toutefois, il est moins évident de percevoir où nous mènent ces changements techniques. Seul le regard rétrospectif peut nous éclairer. Lors des grandes révolutions de la fin du XVIIIe siècle, américaine et française, d’aucuns comprenaient qu’un âge nouveau s’instaurait.

Jusqu’à quel point pouvons-nous pousser le parallèle entre aujourd’hui et la Renaissance ?

Le plus frappant reste la convergence entre changement de vision du monde et changement technologique. Les changements technologiques ne sont pas le propre de la Renaissance, mais leur concordance avec des changements d’ordre épistémologique – à savoir une vision différente du monde, des outils de représentation nouveaux – est rare. Aujourd’hui, nous changeons sous l’influence du numérique.

La Renaissance correspondait également à un changement de sujet avec notamment l’invention du sujet humaniste moderne. En parallèle, naissait la discipline architecturale telle que nous avons pu la connaître. Ce sont des phénomènes qui se posent en miroir de notre époque.

La Renaissance est-elle une révolution plus importante que la révolution moderne du XIXe siècle ?

Non, même si pour l’architecture, cette période a été très importante puisqu’elle s’est définie sous une forme reconnaissable. C’est le moment où apparaissent les traités d’architecture, les tentatives de théorisation dont nous sommes aujourd’hui encore les héritiers.

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Quel parallèle faites-vous entre une Renaissance historiciste et une Modernité qui s’est en partie coupée des dispositifs historiques ?

Il ne faut certainement pas trop pousser le parallèle. L’histoire ne se répète jamais. Nous ne pouvons sans cesse chercher des analogies dans le passé.

La Renaissance, en réinventant l’Antiquité, niait par la même une continuité plus immédiate, notamment avec le gothique. En allant chercher un passé lointain, il s’agissait de rompre avec un passé plus proche.

Il n’est pas forcément bon de rompre ainsi. Le numérique induit, lui aussi, une forme d’amnésie qui me paraît dangereuse. Le phénomène est d’autant plus perceptible chez les jeunes générations qui n’ont souvent que peu de références historiques.

Ces quinze dernières années, la technologie est allée plus vite que la réflexion sur la technologie. Nous n’avons pas eu le temps de nous encombrer avec le passé. Et au-delà du numérique, il y a les matériaux ou encore l’importance portée aux questions environnementales. Nous nous retrouvons ainsi confrontés à une série de ruptures technologiques comme nous n’en avions pas connu depuis longtemps. Nous n’avons eu, de fait, que très peu de temps pour théoriser ces ruptures.

Cela nous a conduit parfois à des erreurs d’interprétation. Beaucoup d’étudiants ont d’ailleurs pris Rem Koolhaas comme une sorte d’incitation afin de ne pas se préoccuper de l’histoire. Or, Rem Koolhaas s’inscrit, lui-même, dans une certaine tradition, dans un legs de la modernité.

Aujourd’hui, nous atteignons la fin d’un cycle. Nous portons un intérêt grandissant quant à la possible manière de reconnecter notre réflexion à la tradition architecturale par l’intermédiaire des technologies. Nous avons un réel besoin de théorisation.

Si nous poursuivons le parallèle, pouvons-nous conclure que la discipline est en train de renaître ?

Comme je le disais, la discipline, telle que nous la connaissons, est née à la Renaissance ; autrefois, les plus admirables constructions n’étaient pas même considérées comme de l’architecture. Je répète souvent que l’architecture relève autant de la tradition que de la discipline.

Pour maintenir, à chaque génération, une tradition vivante, il nous faut à la fois conserver et jeter. Aujourd’hui, nous nous interrogeons sur ce que nous devons garder mais aussi sur ce que nous devons écarter. Il nous faut aussi réinventer. Le numérique nous y contraint. Et alors, en matière d’architecture ?

Je pense qu’il faut, par exemple, réinventer la question de l’échelle bien que le monde de l’information n’ait pas d’échelle à proprement parler. Nous n’aurons peut-être plus besoin de l’obsession structuralo-tectonique des modernes et l’ornement sera une autre façon de penser.

Je ne cherche pas à dire que les bâtiments n’ont plus besoin de structure, mais le temps de la tectonique comme guide privilégié de la conception – une hypothèse moderniste – est peut-être révolu. Il y a donc un devoir d’inventaire.

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Dans quelle tourmente interrogative placez-vous l’architecture aujourd’hui ?

Nombreux sont ceux qui tournent en architecture autour de l’idée d’identité : qu’appelons-nous architecture ? La question est d’autant plus urgente que nous avons continué, sans le dire, dans le droit chemin du mouvement moderne. Aujourd’hui, nous sommes, peut-être pour la première fois, dans la post-modernité. Et là, il s’agit d’une révolution importante !

En France, nous sommes aujourd’hui dans l’alliance monstrueuse du ‘néo haussmannisme’ et de la ‘Modernité’ au point que nous arrivons à nous demander ce que nous pouvons faire après la Modernité. La question n’invite pas à renier la Modernité elle-même mais à réaliser, au-delà, un travail d’inventaire ô combien nécessaire et ô combien considérable.

Propos recueillis par Claire Bailly et Jean Magerand

* Antoine Picon, ingénieur général des Ponts, des Eaux et des Forêts, est professeur d’histoire de l’architecture et de la technologie et directeur des études doctorales à Harvard (Graduate School of Design and Architecture)
** Après le premier volet ‘Aux architectes, devoir d’inventaire’, nous publierons les secondes et troisièmes parties intitulées respectivement ‘Post-histoire de l’architecture : la révolution numérique’ (le 12 juin 2013) et ‘L’architecture doit rendre perplexe’ (le 26 juin 2013).