Chronique | Une modernité véritable… pourquoi pas ?

Promouvoir un discours prospectif nécessite une attention constante à tout ce qui peut influencer de manière significative l’évolution de la pensée contemporaine. Dans l’histoire, le futur commence souvent par un mal-être au présent, dont on ne discerne que les symptômes, la plupart du temps néfastes, sans qu’il soit possible d’en percevoir ni les causes ni les mécanismes.

Cette chronique est parue en première publication sur CyberArchi le 30 octobre 2007

Ainsi, la revue Le Visiteur, éditée avec l’aide de la Société Française d’Architecture (S.F.A), lance le débat sur le malaise évident qui s’est installé, depuis quelques années, dans la pensée et la production de l’architecture.

Consciente d’une dérive médiatique, la revue propose d’aborder une nouvelle ligne éditoriale et lance une offensive contre le prêt-à-penser qui nous est servi actuellement par une certaine architecture nationale et internationale. Commentant la production contemporaine, l’équipe de rédaction déplore les ravages de la célébrité médiatique, souvent imméritée au regard des valeurs fondamentales de la discipline. Elle fait le constat d’une architecture réduite à l’état de produit (commercial) surfait et ‘déculturant’. Elle rappelle que cet état de fait conduit à la dévaluation de la place de l’architecture dans la société.

Pour contrarier cette déviance, la revue appelle à une critique architecturale structurée, argumentée et lucide. Elle veut promouvoir une architecture qui renoue avec sa mission d’intérêt public. Elle avance que la renommée doit être la conséquence de l’excellence. Elle veut promouvoir les productions textuelles et/ou bâties authentiquement méritantes. Elle propose d’interroger le monde à travers la discipline architecturale et de rassembler ceux qui veulent défendre la place de l’architecture parmi les plus nobles manifestations de l’esprit humain. La rédaction appelle à rassembler ceux qui ressentent ce besoin de changement.

Tout d’abord bravo pour le courage, il est aujourd’hui devenu héroïque (et utile) de rompre le charme de la langue de bois en admettant publiquement que ‘quelque chose’ ne tourne pas rond dans le microcosme de l’aménagement. Ce n’est pas si souvent qu’une revue est prête à remettre en question les consensus sacralisés et à dire tout haut ce que beaucoup pensent tout bas. L’idée même de mettre sur la sellette cette critique architecturale qui fonde le discours dominant est une idée qui me séduit a priori.

J’admets, avec Le Visiteur, qu’une certaine forme d’architecture esthétisante est devenue à la fois un produit de communication et un produit de consommation, rejoignant en cela le show biz, le cinéma ou la haute couture. Dans ces domaines, hélas, la plupart du temps, la ‘notoriété consommable’ prime sur la qualité intrinsèque des productions. Tout ce qui est fondamental et essentiel pour exprimer la profondeur de l’époque passe alors à la trappe au profit d’un mercantilisme habile, plus ou moins identifié, camouflé et le plus souvent très difficile à dénoncer. Je ne peux donc qu’adhérer à la ‘croisade éthique’ que lance la revue de la SFA.

Je prendrais cependant la précaution de pénétrer prudemment dans la profondeur de ce dispositif de remise en question de la critique et par là-même de l’architecture médiatisée qui l’accompagne. Sans vouloir m’ériger en donneur de leçon, je reste persuadé que combattre une architecture, même si par ailleurs elle est illégitimement sacralisée, ne peut être une fin en soi. Je ne crois, de plus, que modérément à la nécessité d’une ‘architecture méritante’ qu’évoque Le Visiteur et dont la définition est quelque peu délicate à formuler pour ne pas dire sujette à caution.

Je reste également perplexe lorsque Le Visiteur laisse entendre, entre les lignes, qu’une architecture porteuse des vraies valeurs architecturales existerait déjà. Elle serait là, devant nous, et ne demanderait qu’à s’épanouir une fois la sur-médiatisation mise à nue, dénoncée, jugée et éradiquée.

J’estime que cette pensée architecturale authentiquement adaptée aux nouvelles exigences de notre époque et donc susceptible de prendre une part active à l’évolution de nos civilisations, n’existe pas encore, sauf peut-être à l’état embryonnaire. Sur tous ces points précis, les positions du Visiteur et les miennes divergent légèrement.

J’ai, de mon côté, déjà insisté, à de nombreuses occasions, sur la nécessité de re-fonder une pensée authentiquement contemporaine, en synergie avec des valeurs techniques, scientifiques et culturelles nouvelles. Les mécanismes d’une telle refondation ne feraient d’ailleurs que prendre modèle sur ceux qui ont permis à Viollet-le-Duc de fonder, au 19ème siècle, de manière consciente et délibérée, une nouvelle modernité architecturale. Le travail du grand architecte demeure un exemple remarquable du bien fondé et de la pertinence d’une pensée architecturale dans le contexte d’une époque en pleine mutation.

Sur la formulation contemporaine d’une nouvelle modernité, j’en ai exprimé l’impérieuse nécessité dans cette rubrique prospective, dans l’ouvrage ‘Vers la Cité hypermédiate’ (l’Harmattan) et je persisterai dans la collection ‘Cités, Techniques, Prospectives nouvelles’ (l’Harmattan). Là j’ai également insisté sur l’incontournable combat à mener contre un académisme contemporain, insidieusement installé et se manifestant sous toutes sortes de formes plus ou moins lisibles ou évidentes.

Même si d’infimes incertitudes m’amènent à prendre quelques réserves quant au développement de la réflexion du Visiteur, il ne s’agit pas ici d’exacerber les divergences ou de mettre en évidence des contradictions. Il ne s’agit d’ailleurs pas non plus de camoufler ces différends qui sont la condition sine qua non au débat. C’est d’ailleurs, de mon point de vue, le manque de vrai débat, depuis des lustres, qui ‘plombe’ aujourd’hui l’avancée de la pensée architecturale et urbaine, et qui favorise la dérive vers une production esthétisante, ‘m’as-tu vu’, sans discours et sans profondeur, justement dénoncée par la revue de la S.F.A.. Au bilan, ce qui est important dans le ‘geste’ du Visiteur, c’est cette volonté d’ouvrir le débat. De ce point de vue, nous poursuivons, je pense, avec Le Visiteur, de nombreux objectifs communs.

Une fois faite cette mise au point, convenons que les errances que nous constatons aujourd’hui dans la production architecturale sont graves, dans un domaine qui a vocation à fabriquer le cadre de vie de notre quotidien. Cette dénonciation publique proposée par Le Visiteur est indispensable parce que, ce qui est dommageable, ce n’est pas que cette dérive existe, mais c’est que la totale inconscience collective de ces phénomènes puisse perdurer.

On ne peut laisser à la seule presse people et aux seuls tenants d’un discours dominant le soin d’assurer la diffusion de la critique unique. Un domaine comme le nôtre doit être en mesure de formuler des discours distanciés sur sa propre production. Nous devons être en mesure aussi de devenir force de proposition pour un cadre de vie authentiquement adapté aux nouvelles exigences d’éthique et d’esthétique que nous suggère l’évolution de nos modes de vie et cela que ces derniers soient souhaitables ou contraints par la nécessité de sauvegarder la planète.

Le Visiteur pose donc la vraie bonne question, celle des valeurs fondamentales de l’architecture. Ces dernières, si elles perdurent d’une époque sur l’autre, n’en sont pas moins soumises à une obligation d’entière re-fondation à chaque mutation ‘civilisationnelle’. Le ‘monde’ ne peut être « interrogé à travers la discipline architecturale » comme souhaite le faire le Visiteur, qu’à condition d’avoir préalablement pris la mesure exacte de la mutation de ce monde. Cette mesure ne peut s’entreprendre, effectivement, qu’à partir de l’élaboration d’un discours critique qui n’a encore que timidement débuté.

La principale difficulté consiste à identifier la nature des mutations fondamentales puis à patiemment s’interroger de manière critique pour mieux ré-inventer les dispositifs qui permettent de produire une nouvelle architecture en résonance avec elles. Exercice difficile et constamment contrarié par les cultures dominantes comme nous le rappelle la dernière vraie re-fondation, qui date de la modernité du XIXème siècle. L’histoire nous a montré combien cette métamorphose a été longue et douloureuse pour finalement aboutir à la mise en scène d’une architecture moderne, dans les années 1920. Aujourd’hui, un siècle et demi après la grande révolution culturelle, les récentes mutations nous coupent progressivement de cette culture et nous contraignent à identifier de nouveaux repères ‘civilisationnels’.

Il reste effectivement, comme le propose le visiteur, « à construire un savoir » : non pas un savoir uniquement fondé sur des connaissances ou des valeurs préexistantes, mais un savoir également institué à partir d’hypothèses d’évolutions culturelles souhaitables ou inéluctables.

Si j’ai choisi, ici, de faire état du ‘coup de gueule’ du Visiteur, c’est qu’en fustigeant les dérives ‘banalisantes’ et frelatées, la revue questionne implicitement le devenir actuel et le devenir souhaitable de la pensée architecturale, de la production architecturale, puis de la pensée prospective à laquelle je suis particulièrement attachée. Au bilan, Le Visiteur ou cette rubrique Prospective sont, du fait de cette conjoncture, deux postures d’hypothèses, dont il importe peu qu’elles soient vraies ou fausses. Ce qui compte, c’est qu’elles aient pour objectif de questionner à la fois notre époque et les valeurs éternelles de l’architecture au sein de ce processus mutationnel.

Pour réussir, comme le propose Le Visiteur, il est effectivement nécessaire de rassembler ceux qui veulent avant tout construire un vrai débat contradictoire, c’est à dire ceux qui rejettent les discours dominants, serviteurs d’intérêts partisans. La finalité de cette noble manoeuvre est de mieux combattre la léthargie et l’inconscience qui semblent s’être installées. L’enjeu est d’identifier, de manière plus critique et objective, sur des bases renouvelées, ‘l’état de l’art’ en matière de pensée et de production architecturale contemporaine. Le but est de mieux servir les compréhensions de la conjoncture intellectuelle. Le souhait sous-jacent est de favoriser l’émergence de nouveaux courants de pensée architecturaux authentiquement contemporains.

N’en doutons pas, l’invitation du Visiteur nous engage loin, il est bien question ici, sinon de brûler les icônes, du moins d’oeuvrer à les conduire dans les réserves des musées de demain. Il reste aussi et surtout à s’entendre sur les nouvelles icônes ; comme dans le concours d’architecture, les candidatures sont nombreuses, les candidats qui se croient méritants tout aussi nombreux, mais les vrais lauréats restent rares et difficiles à déterminer… Tout reste à faire ! Hélas, comme chacun sait, ceux qui brûlent les images, les iconoclastes, dérangent, ils attirent les rancoeurs et s’exposent aux représailles. Mais la mise en place d’une nouvelle modernité vaut bien que l’on prenne quelques risques… Pour ma part je suis tout prêt à les prendre.

Jean Magerand

Architecte, urbaniste et paysagiste, Docteur en science de l’info et de la com, enseignant à l’école d’architecture de Paris-la-Villette