Chronique | La Haute Qualité Environnementale (HQE) va-t-elle tuer l’architecture ?

Le récent grand prix de l’architecture, Rudy Ricciotti, a fustigé les nouvelles normes HQE, insistant sur le fait que les architectes vont être bridés dans leur créativité. Selon lui, les sur-isolations et suppressions de ponts thermiques vont emmitoufler le hardware architectural dans leur manteau contraignant et inesthétique. Chronique Prospective de Jean Magerand.

Cette chronique est parue en première publication sur CyberArchi le 20 septembre 2007

En revanche, Dominique Bidou, mon voisin de rubrique, démontre, article après article, l’impérieuse nécessité de révolutionner nos manières de faire et nos savoir-faire, en matière de construction et d’aménagement. Il s’agit là, semble-t-il, de la seule chance que nous ayons de conserver quelque espoir de subsister sur la planète.

D’un côté, il apparaît effectivement irritant de voir disparaître, sous un vulgaire isolant thermique, des trésors d’ingéniosité que les architectes avaient patiemment mis au point pendant plus d’un siècle. Ici, ils ont en effet réussi à la perfection, grâce à un travail minutieux sur la lumière, à donner au béton (matière ingrate, grise, insoumise et capricieuse) l’éclat du marbre. Là, ils ont, à l’aide de quelques banales plaques de verre coloré, retranscrit, en façade, la virtualité contemporaine dans le langage architectural. Dans ces dispositifs à l’effet esthétique assuré, effectivement, l’isolation extérieure à haute performance arrive comme un cheveu sur la soupe.

D’un autre côté, l’argument de l’obligation de changer radicalement nos habitudes semble incontournable. Personne ne peut contester que nous sommes en train de pourrir la planète et que ce phénomène s’accélère de manière exponentielle. Le bâtiment et l’aménagement en général étant l’un des principaux co-responsables des désordres majeurs que nous connaissons dans la gestion de l’environnement, nous ne saurions rester de marbre face à cette catastrophe définitive annoncée, même si elle ne touche vraiment que les générations futures.

Apparaît ainsi, à brûle pourpoint, un dilemme sinon une totale incompatibilité entre des soucis légitimes de qualité architecturale d’une part et le bon sens de la survie de l’humanité d’autre part. Situation cornélienne que celle qui consiste à choisir entre vivre hideux ou mourir en toute harmonie esthétique ? Ou bien alors, peut-être faut-il déplacer le raisonnement ? Peut-être faudrait-t-il que les architectes deviennent des alchimistes et qu’ils apprennent à changer le plomb en or ? Mais n’est-ce pas déjà ce talent d’alchimiste qui permet justement à l’architecte de transformer le béton hideux en minéral scintillant sous la lumière ? N’est-ce pas sa vocation première de faire muter cette épaisse couche molletonnée en une enveloppe soyeuse, belle comme une étoffe précieuse ? D’ailleurs, cette alchimie n’existe-t-elle pas déjà dans la nature ? Les couches de graisse disgracieuses et les couches de poils hirsutes, isolantes et protectrices des structures corporelles ne se sont-elles pas transformées, au cour du temps et de l’évolution des espèces, en des formes magnifiques et des pelages divins, éclatants sous la lumière du soleil ?

En fait à l’analyse et au regard de ce que nous avons avancé dans les précédents articles, la problématique des contraintes supplémentaires, atteignant de plein fouet la qualité architecturale, n’apparaît que comme l’arbre qui cache la forêt. Une fois de plus, dans l’histoire, derrière les impératifs techniques purs se camouflent des méthodes nouvelles que l’intelligence humaine doit savoir identifier et détourner à son profit. De toute évidence, en nous confrontant à ce nouveau noeud Gordien des contraintes normatives, nous sommes, et c’est tant mieux, condamnés à la remise en question et à l’inventivité-vraie.

La Haute Qualité Environnementale nous convie donc à regarder le monde de manière différente. Elle nous invite à nous inscrire dans une pensée éco-systémique, c’est-à-dire s’insinuant de manière vertueuse dans un ensemble de systèmes vivants en équilibre dynamique. Elle nous suggère une ‘pensée complexe’ opérante dans des dispositifs de ‘systèmes complexes’ ; elle nous contraint à nous surpasser et à mettre au point de nouveaux savoir-faire systémiques. Elle nous propose une autre éthique et d’autres esthétiques fondées sur des valeurs nouvelles.

Dans la dynamique d’une telle approche, nous sommes amenés aujourd’hui à penser l’architecture non plus seulement comme figée dans l’espace, mais encore comme un ensemble de matières en transit entre des écosystèmes. Le bâti est donc aussi en transit dans le temps. La notion de recyclage nous incite à expérimenter des formules algorithmiques inédites, encadrant, en temps réel, l’évolution des bâtiments dans leur évolution. Les technologies nouvelles et leurs univers méthodiques nous proposent de nouveaux outils pour gérer en temps réel une architecture en équilibre dynamique et en harmonie avec son environnement. En tant que système complexe, ayant une forte analogie au vivant, l’architecture possède un équilibre interne qu’elle doit maintenir face aux changements de conditions intérieures et extérieures qui l’affectent (changements d’usage, entretien, modifications des conditions climatiques selon les saisons et les jours, changement des bâtiments contigus…). L’architecture se définit alors comme un système dynamique inclus dans un autre système dynamique. ‘L’espace temps mouvement’ et l’architecture moderne, telle que nous l’entendons habituellement, ne sont alors plus suffisants pour maîtriser cette nouvelle architecture authentiquement complexe. D’autres outils conceptuels et méthodiques restent à mettre au point.

En fait, derrière le défi des ‘nouvelles contraintes techniques’ se cache la spécificité et l’immensité de la pensée humaine dans le monde de la nature. L’intelligence des hommes a l’aptitude à redéfinir le fondement même de l’adversité pour mieux en contourner les difficultés, pour mieux l’utiliser comme tremplin et pour en extraire de nouvelles solutions.

Concilier ce qui semble inconciliable est à la base de toutes les grandes cultures et à l’origine de toutes les grandes civilisations, car c’est ce qui a toujours amené les collectivités humaines à faire muter les fondements mêmes de leurs pensées, à se construire une pensée prospective et à se construire un avenir.

Loin d’être totalement digérées par un ‘trou noir technique’, l’architecture et la pensée architecturale sont maintenant invitées non pas à se renier mais à se réinventer. Nous sommes devant la tâche enthousiasmante qui consiste à faire muter intelligemment notre culture et nos savoir-faire. Cette interdépendance entre la Planète et nous repositionne l’espèce humaine au sein de sa grandeur et de ses faiblesses. Elle nous amène à nous interroger à nouveau sur l’Homme avec un grand H. Loin d’être inhumaine, cette période nous convie de toute évidence à un nouvel humanisme revu, corrigé et peut-être un peu amélioré dans toute sa nouvelle diversité. C’est dans cette dynamique que, loin de nous contraindre à une architecture médiocre, cette mutation nous invite à faire muter de manière vertueuse nos savoir-faire d’architectes, d’urbanistes et de paysagistes.

Jean Magerand

Architecte, urbaniste et paysagiste, Docteur en science de l’info et de la com, enseignant à l’école d’architecture de Paris-la-Villette (magmor@club-internet.fr)