Chronique | Un humain transcendé pour une architecture interactive ?

Dans son ouvrage ‘La Ville Interactive – L’architecture et l’urbanisme au risque du numérique et de l’écologie’*, Serge Wachter, professeur en architecture, s’interroge sur les incidences des nouvelles techniques sur la pensée architecturale et urbaine. Il précise ici quelques points essentiels de son discours sur les nouvelles approches de la vie en ville.

article publié dans Le Courrier de l’Architecte (02-11-2011) : http://www.lecourrierdelarchitecte.com/article_4587

Jean Magerand et Claire Bailly : Peut-on parler aujourd’hui de ville interactive ou de ville numérique ?

Serge Wachter : La ville intelligente est à la mode et la plupart des municipalités sont engagées aujourd’hui dans des politiques numériques. Ainsi, les actions visant à utiliser les TIC comme moyens de management des services urbains et comme outils de dialogue avec les usagers et habitants sont multiples et en plein développement.

A ce titre, les TIC permettent de gérer l’infrastructure environnementale et urbaine grâce aux ‘smart-grids’ qui permettent la régulation des consommations énergétiques à l’échelle de secteurs ou de quartiers. On observe également une montée de la e.administration et la e.démocratie est une voie nouvelle pour améliorer la gouvernance urbaine, même si les avancées réalisées dans ce domaine restent encore embryonnaires.

Les technologies numériques sont à la base d’un grand nombre de ‘clean tech’ permettant aux villes de lutter contre le changement climatique et de réduire leur empreinte écologique. Ajoutons que des maisons intelligentes sont déjà sur le marché dont les composantes dialoguent en temps réel et in situ ou à distance avec leurs résidents pour un meilleur confort de vie au quotidien.

Parallèlement, l’accès facilité et massifié aux réseaux de communication via Internet, les smart phones, les réseaux sociaux… est désormais un vecteur essentiel de socialisation qui entraîne de profondes mutations dans les modes de vie.

Bref, les réseaux numériques sont de plus en plus intégrés dans le monde urbain et ils révolutionnent la manière d’être ensemble, la gouvernance et le management urbains. Ils conditionnent de plus en plus l’accès aux services et ressources de la ville.

02(@dsearls)_S.jpgCes mutations ont-elles un impact sur la forme urbaine et sur l’architecture ?

Malgré cette profusion, on doit admettre que la montée en puissance des réseaux numériques et les flux de communication qu’ils induisent n’ont que très peu affecté, jusqu’ici, la forme physique de la ville. Avant tout, l’omniprésence des réseaux, les connexions et accès facilités aux sites internet, plates-formes et bases de données concernent plus l’individu que l’espace urbain. En d’autres termes, c’est bien davantage l’individu que la ville qui devient numérique.

La ville interactive ou numérique reste invisible à l’image des ondes diffusées par les antennes et les satellites. En fait, les changements qui s’opèrent dans la matérialité de la ville sont inversement proportionnels, si l’on peut dire, à ceux qui touchent les modes de vie et la nouvelle condition numérique des acteurs sociaux.

A cet égard, les réflexions de Rem Koolhaas visent juste lorsqu’il déclare que la métropole «hyper-moderne» est moins marquée par une transformation des lieux que par une montée en flèche des flux matériels et virtuels qui relient ces mêmes lieux. En somme, de même que l’essor des TIC n’a pas pour effet de freiner la polarisation urbaine et la croissance de la mobilité, il n’a pas davantage affecté, jusqu’à présent, la forme physique de la ville et les typologies des bâtiments.

Quels sont les principaux changements qui s’opèrent actuellement dans la ville interactive et ceux qui marqueront le plus les années futures ?

03(@maxkatz)_S.jpgL’informatique ambiante et le web 2.0 ont d’ores et déjà accéléré l’envol des flux d’information qui circulent entre les individus et les interactions entre ces derniers et les divers objets communicants qui peuplent l’environnement urbain.

Ainsi, les murs et autres surfaces peuvent potentiellement devenir des écrans et afficher des informations, des images, des couleurs qui communiquent et interagissent avec ceux qui passent devant eux. Des lieux peuvent se voir ‘tagués’ numériquement par ceux qui les visitent, laissant ainsi commentaires, annotations et impressions aux visiteurs et passants suivants.

D’ores et déjà, l’espace public est ‘recouvert’ par le cyberespace ; il s’enrichit et se dédouble d’une couche numérique. Une telle interactivité tous azimuts et généralisée soulève des questions et enjeux sur le statut de l’espace public à l’ère du numérique et sur ses rôles et fonctions comme agent et support essentiel de l’urbanité.

De facto, les qualités physiques et hospitalières de l’espace public peuvent – et pourront encore plus dans le futur – être rehaussées par une offre numérique apte à élever encore davantage son degré d’urbanité. Il convient d’en tirer les leçons en matière de ‘design urbain’ invitant à inclure cette nouvelle capacité interactive de l’espace public dans les opérations d’aménagement.

Cela ferait des TIC une composante de premier plan des démarches de ‘design urbain’. En réalité, nous faisons face aujourd’hui à des enjeux inédits qui invitent à explorer de nouveaux rôles et fonctions de l’espace public à l’ère de la société de l’information. A ce titre, un grand défi pour le futur consistera à trouver les voies d’une articulation fructueuse et désirable entre urbanité réelle et urbanité virtuelle.

04(@JPHH)_B.jpgEt l’architecture ?

L’impact des technologies numériques sur l’architecture recouvre des expressions et des expérimentations diverses qui vont de ‘l’architecture spectacle’ obéissant aux lois du marketing urbain jusqu’aux recherches formelles réalisées via des modèles paramétriques, explorant des figures géométriques inédites en rupture avec les règles ‘standard’ de l’esthétique et de la construction.

A cet égard, plusieurs expressions de l’architecture numérique semblent actuellement porteuses de mutations pour les démarches de projet comme pour le rôle moral et culturel de l’architecture dans le contexte de la société de l’information.

La première concerne le nouveau jeu d’interactions sensibles pouvant dorénavant s’établir entre ‘l’individu biologique’ et son ‘environnement construit’. En effet, l’homo numéricus peut aujourd’hui se doter ou s’équiper d’assistants ou de prothèses numériques lui permettant de percevoir et d’expérimenter de nouveaux rapports sensoriels avec la réalité construite.

Un humain transcendé est né, apte à éprouver des rapports inédits avec son milieu. En d’autres termes, un nouvel ‘être augmenté’, un nouveau ‘corps digital’ peut entrer en contact avec les bâtiments. De même, ces derniers peuvent incorporer des capteurs et autres dispositifs sensibles autorisant des interactions inédites avec des visiteurs ou des résidents.

Cela annonce la promesse d’une ville et d’une architecture sensuelle et réactive. Cette idée d’un lien organique fondamental et corporel entre l’individu et son ‘environnement construit’ va dans le sens de ce qui avait été mis en avant autrefois notamment par des critiques de l’hyper-rationalisme du mouvement moderne.

Ensuite, la ville et les modes de vie s’organisent aujourd’hui de plus en plus sur la base d’activités physiques et virtuelles. Une réalité hybride en résulte mélangeant les données matérielles et numériques. La montée des communications virtuelles et du monde digital favorise la constitution de ‘territoires du moi numériques’ se prêtant à des narrations individualisées. On construit son – ou ses – micro-univers où le moi peut se dédoubler, se fragmenter et fantasmer.

Métaphoriquement, un tel éclatement épouse la figure d’un archipel. Autrement dit, la personnalité se fractionne à l’image des territoires métropolitains constitués d’îles reliées entre elles par des flux.

Mutatis mutandis, l’architecture subit le même processus de fragmentation. Des bâtiments apparaissent comme des ensembles déconstruits, des agglomérats de modules connectés grâce à des flux et à des êtres qui les habitent. Dans ce contexte, le bâtiment n’occupe plus seulement un site physique. Il est relié à un réseau virtuel de fonctionnalités que l’architecte doit prendre en compte.

05(NeoSpire).jpgJusqu’ici, un édifice était généralement conçu et qualifié selon les fonctions qu’il devait accueillir et abriter. Comment le concevoir désormais et quels aspects revêtira-t-il demain lorsque ces fonctions ou activités seront dématérialisées ? Comment imaginer des bâtiments fonctionnant en réseau dans un partage de tâches et d’activités physiques et virtuelles ?

Dans ce contexte, l’essor des interactions numériques, la dématérialisation de certaines fonctions et la mise en réseau de bâtiments risquent sinon de supprimer tout au moins de distendre ou de dénaturer la relation de l’édifice avec son environnement.

Bien sûr, l’architecture durable ou ‘bioclimatique’ se distingue aujourd’hui comme une figure obligée de la cyberarchitecture. L’interactivité entre un bâtiment et son écosystème représente un fondement multiséculaire de la conception architecturale mais celle-ci est envisagée désormais sous un jour nouveau grâce aux possibilités ouvertes par les technologies numériques.

Ainsi, un nombre croissant de projets de bâtiments intègrent une série de composants qui sont appelés à changer, à évoluer en fonction des variations, des évènements touchant leur écosystème. Cette propriété implique que l’architecture est désormais un organisme mutant qui interagit avec son milieu.

Cette architecture interactive, branchée sur son environnement, ouvre des perspectives prometteuses. Elle annonce l’avènement d’une architecture qui se prêterait à une adaptation aux transformations continues de son milieu, une architecture réactive par rapport au climat, à la lumière, à la pollution, bref une ‘green architecture’ intelligente.

Les expressions de l’architecture numérique qui ont été évoquées sont diverses mais elles convergent vers une remise en question radicale des démarches de projet centrées autour de la notion de bâtiment conçu comme un objet matériel doté de propriétés esthétiques ou stylistiques. L’édifice ne suffit plus à qualifier l’architecture et encore moins le contexte urbain où il pourrait s’implanter.

D’une part, ces approches privilégient la mise en scène d’une série de situations et d’évènements, qui se déroulent dans des ambiances urbaines singulières et qui questionnent les nouvelles significations des rapports entre l’individu et son environnement désormais assimilable à un écosystème hybride mixant réalité matérielle et données virtuelles.

D’autre part, l’architecture n’est pas – ou n’est plus – une forme construite et magistrale destinée à marquer son temps et son milieu mais un service susceptible d’être ponctuel et temporaire, dans un contexte particulier, adapté aux usages et aux besoins des usagers.

Une telle tendance à la dématérialisation – et à la désacralisation – de l’architecture, comme à son incorporation dans une offre générale de services écologiques et urbains, avait déjà été pressentie par Reyner Banham dans ses travaux pionniers sur Los Angeles et ceux relatifs à l’impact des mutations technologiques sur la production architecturale**.

Propos recueillis par Jean Magerand et Claire Bailly

* La ville interactive – L’architecture et l’urbanisme au risque du numérique et de l’écologie, de Serge Wachter ; Editeur : L’Harmattan ; 238 pages
** R. Banham, Théorie et design à l’ère industrielle, p. 389-403, HXY 2009 ; Los Angeles, The architecture of four ecologies, introduction by Anthony Vidler, University of California Press, 2000